La conditionnalité, la vacuité et la voie du Milieu.

Les cinquante années d'enseignement du Bouddha Shakyamuni ont eu pour objectif la réduction, voire la suppression, des souffrances des êtres. En fait, si l'on en croit son enseignement le plus profond, le Sûtra du Lotus*, la volonté du Bouddha est de permettre aux êtres de s'éveiller comme il le fit lui-même, à l'aspect réel des phénomènes. La raison en est qu'il ne peut y avoir de liberté dans l'ignorance de la réalité et que celle-ci n'est constituée que par les phénomènes. Cette réalité phénoménale, ordinairement percue en termes de causes et d'effets multiples et successifs, a toujours constitué un obstacle majeur à l'analyse des différents penseurs et philosophes depuis le passé le plus lointain. Certains même, démissionnant devant le constat de régression à l'infini des causes et des effets, se sont retranchés frileusement dans le concept onirique et par là-même inadéquat d'une force originelle, d'un principe premier où d'un dieu immatériel présent hors de la causalité et cependant tout puissant. Ce concept " bouche trou " indémontrable permettait, tant bien que mal, d'instituer une origine aux choses et aux êtres à défaut d' expliquer à ces derniers le sens de leur présence et l'aléatoire des événements de leur existence.

Malgré ces vaines tentatives, pour nous, êtres humains, la précarité des phénomènes semble avoir toujours été la pierre d'achoppement de notre volonté de tranquillité sereine et de bonheur durable. La modification, l'éloignement ou la disparition de ce que l'on aime et l'apparition, le rapprochement de ce que l'on déteste constituent, entre autres, si le vouloir et les actes ne peuvent y remédier, le cadre d'exercice de souffrances aussi diverses que particulières. Or, l'existence n'est qu'une somme de relations à des objets soit mentaux soit physiques comme son propre corps, les êtres, les choses et les événements. Pour Shakyamuni, l'extrème mobilité des phénomènes physiques et mentaux lui apparut constituer une source inépuisable de complications pour les êtres. Dès lors, persuadé que l'ignorance en général a sa responsabilité dans le mal-être individuel, il indiqua, dans un premier temps: " Je vous ai enseigné, ô moines, à voir la conditionnalité partout et en toute chose ". (1)

Parmi les nombreux concepts développés par le Bouddha, celui de "production en dépendance*" éclaire les raisons de cette fugacité phénoménale. Selon ce concept, les phénomènes résultant de causes et conditions multiples, il est impossible pour quoi que ce soit de durer ou d'être égal à lui-même, en deux points de l'espace et du temps, sauf dans l'imaginaire et l'attachement à ce que l'on croit, à tort, doté de durée. En effet, seuls le manque de recul dans le temps et l'approche dénuée de finesse quant aux caractères particuliers de chaque phénomène justifient, à tort, le sentiment subjectif de leur état statique. Dans le bouddhisme, ce constat de conditionnalité phénoménale s'applique également au concept des cinq agrégats*. Ces cinq agrégats constitutifs de toute forme individuelle sont: la matière, la perception, l'image en soi, la volition et la conscience de l'acte. Ils caractérisent la qualité intrinsèque à tout agencement provisoire, c'est-à-dire à tous les phénomènes, puisque dans le bouddhisme chaque forme possède potentiellement les mêmes caractéristiques que les autres. Or, leur précarité se constate dans le fait que tant le corps ou la forme, que les quatre constituants du travail de la pensée sont déterminés, dans le temps, par le mouvement de facteurs intérieurs et extérieurs. Bien que ces cinq agrégats soient le fondement de la personnalité en tant que " regard individualisé, ils varient constamment dans le temps et placent le sujet dans une situation où, de fait, l'instant présent ne peut vraiment être ni identique ni différent des instants antérieurs et postérieurs. Le Bouddha enseigne effectivement: " Toutes les formations sont transitoires, toutes les formations sont sujettes à la souffrance, toutes les formations sont sans < en-soi >. La forme est transitoire, la perception est transitoire, les images en soi sont transitoires, la volition est transitoire, la conscience de l'acte est Transitoire. Et ce qui est transitoire est sujet à la souffrance, et de ce qui est transitoire et sujet à la souffrance et au changement perpétuel, l'on ne peut dire justement < ceci m'appartient, je suis ceci, ceci est mon Moi > ". (2)

Selon Shakyamuni, le constat de la précarité des êtres et des choses permet de modérer l'attachement à ce que l'on croit doté de durée. En outre, de la conditionnalité des phénomènes découle naturellement le principe selon lequel il n'est de " Soi " perdurant en rien, ni dans les phénomènes ni dans les êtres. La réalité d'une entité durable intrinsèque étant rejetée, il va de soi que considérer une chose par nature évanescente comme étant " soi-même " est source de sentiments d' insatisfaction. Shakyamuni explique en effet: " _ moines, vous voudriez posséder quelque chose qui fût permanent, stable, éternel, non sujet au changement, qui durerait comme ce qui est éternel. Mais où voyez-vous une possession de ce genre ? Je n'en vois aucune ". (3)

Dès lors, selon le bouddhisme, la souffrance mentale provient fondamentalement de l'incompréhension ou ignorance. Celle-ci, en conséquence, engendre l'agitation et le désarroi de la pensée face à tous les phénomènes qui, dans notre école, sont réels malgré le fait qu'ils soient eux-mêmes conditionnels et sans en-soi fixe. La souffrance mentale, ou la production de souffrances par le fait de ce à quoi s'attache la pensée, tient aux représentations en soi des objets mentaux ou du monde phénoménal. Ces représentations d'images successives tissent la durée et la qualité de l'état de vie de l'observateur pour l'unique raison qu'il s'y identifie, puisqu'il les voit comme " vraies " car " siennes ", et ne se perçoit nulle part ailleurs qu'en celles-ci. Avec perspicacité, Shakyamuni indique dans le " Sûtra de l'Eveil parfait ": " De toute éternité, les êtres ont la vue fausse d'un Moi et de celui qui aime ce Moi. Ne sachant pas qu'ils ne sont eux-mêmes que l'apparition et la disparition de pensées successives, ils éprouvent de la répulsion et de l'attraction et s'attachent aux désirs ". (4) Nous pouvons remarquer, cependant, que si " l'apparition et la disparition de pensées successives " expriment la qualité de vie de la personne, celle-ci possède toujours la capacité de ressentir un état plus riche ou plus étriqué.

Effectivement, contrairement aux acceptations du bon sens commun, le Bouddha enseigne que la souffrance, ou tout autre état, ne provient pas des phénomènes eux-mêmes mais uniquement des représentations que l'on s'en fait. Dès lors, la crispation sur une manière particulière de voir les choses, comme étant < soi-même >, ne contribue qu'au maintient de l'état " habituel ", au détriment d'autres états, éventuellement plus vastes. Outre ce point, nous tenons pour vrai que les phénomènes sont réels car, étant momentanément existants, ils laissent en nous une empreinte. Et nous appelons dès lors " égarements de la pensée " le poids variable de cette marque en soi, ainsi que les réactions mentales et physiques qu'elle engendre. De plus, la qualité des réactions engendrées par un fait événementiel est, semble-t-il, davantage de l'ordre du " vrai " relatif auquel s'attache la pensée subjectivement impressionnée, que de la perception de la nature réelle du phénomène en tant que tel. L'ignorance de la réalité intrinsèque des choses et les projections mentales, qui spontanément en découlent , apparaissent être par conséquent l'unique matrice de nos difficultés.

Dans le même ordre d'idée, le sûtra de l'Eclat Doré indique: " L'ignorance n'a originellement ni substance ni caractères, ceux-ci viennent à l'existence à cause de l'assemblage des pensées erronées et des relations de causalité. Voila pourquoi je l'appelle ignorance... Toutes les souffrances et les douleurs, les actes inconcevables, l'infini des naissances et des morts, leur interminable succession, ne sont originellement ni produits ni assemblés ce sont des fabrications de la pensée discursive mauvaise." (5) Qu'en est-il alors de cette ignorance décrite comme ne possédant ni substance ni caractères mais étant le fondement de la difficulté d'être ?

Elle se traduit, d'évidence, par le fait perceptif butant sur une réalité événementielle difficile à pénétrer. Du reste, à l'observation, tant l'approche intuitive que discursive du phénoménal laisse celui-ci impénétrable. La conditionnalité des phénomènes, ainsi que leur non en-soi fixe appelé aussi vacuité, furent d'ailleurs les premiers éléments de réflexion ou de méditation permettant aux disciples d'établir en eux un esprit pacifié. Cependant, dans le but de leur permettre de s'éveiller à l'aspect réel des phénomènes, Shakyamuni, loin d'évacuer la réalité du monde phénoménal, encouragea plutôt ses disciples à en percevoir l'essence. Nous lisons en effet: " Le bodhisattva* qui pratique la perfection de la sagesse doit exercer l'expertise de l'essence de tous les dharma, et ce depuis sa première production de la pensée d'éveil jusqu'à la suprême et parfaite illumination ". (6) Qu'en est-il donc de cette essence ?

Un commentaire la décrit ainsi: " Le vrai caractère des dharma conditionnés est inconditionné, et ce caractère inconditionné lui-même n'est pas conditionné: ce n'est qu'une expression imaginaire forgée par la méprise des êtres " . (7) En clair, s'il apparaît évident à tous que les phénomènes ne sont pas fixes et relèvent de la conditionnalité du fait de la mobilité de leurs constituants, l'extrait cité semble indiquer que seule la méprise des êtres les envisage de la sorte, alors que le caractère vrai, lui, est inconditionné. Il en ressort que les phénomènes et les êtres, bien que conditionnés par les circonstances et possédant virtuellement une latitude illimitée d'expressions montrent, pourtant, à chaque instant, un caractère vrai inconditionné: leur existence individuelle particularisée. En effet, selon les enseignements les plus profonds du Bouddhisme trois angles de vue simultanés sont nécessaires pour partager la réalité phénoménale.

Les trois vérités, ou trois angles de vue pour percevoir cette réalité intrinsèque aux phénomènes, sont : KU - la vacuité, non substantialité, vide, latence. Il s'agit du fait de concevoir le non en-soi fixe des phénomènes, et de ce point de vue tous sont " égaux ". Ce concept indique également l'infinie possibilité inhérente en chaque forme. KE - la conditionnalité, l'existence est temporaire, mutable, précaire. De par le mouvement des conditions chaque phénomène momentané est unique, tant vis à vis des autres, que vis à vis de lui-même dans le temps. CHU - la Voie du Milieu. Absolue réalité des phénomènes dans leur conditionnalité et leur vacuité. Dans la philosophie bouddhique, les souffrances ne se distinguent ni en terme de nature ni en terme de fonction de l'ignorance. Or, ce triple éclairage porté sur la masse des souffrances individuelles met en évidence trois niveaux de difficultés, chacun déterminé par la profondeur de l'angle de vue lui-même. Le premier niveau concerne les souffrances dues au travail réflexif de la pensée. Le second traite des souffrances découlant de la présence d'êtres et de phénomènes extérieurs à la pensée. Le troisième niveau, quant à lui, éclaire l'ignorance basique de la forme percevante. Ce dernier niveau considère l'observateur/acteur et montre que seul l'éveil est libérateur de toutes les souffrances, puisque celles-ci ont pour origine l'ignorance " constitutionnelle " de la forme/pensée.